Les mystères de la forêt de Boffa Bayotte

Deux ans après l’assassinat de 14 coupeurs de bois, la forêt de Boffa-Bayotte au sud de Ziguinchor, n’a toujours pas livré ses secrets. 25 personnes sont toujours dans l’attente d’un jugement et l’instruction a à peine commencé. Alors que l’enquête s’est immédiatement tournée vers le MFDC, le mouvement indépendantiste casamançais, l’hypothèse d’un règlement de compte entre mafias du bois reste la plus probable.
Enquête de François Badaire avec Babacar Touré

Publiée le 6 janvier 2020

Les événements qui ont meurtri la forêt de Boffa Bayotte il y a deux ans réunissent tous les ingrédients de la crise casamançaise. Pillage d’une ressource naturelle, soubresauts d’un conflit non résolu, jeux troubles des autorités sénégalaises, populations abandonnées à leur sort, tout est là. Il suffit de reconstruire le puzzle de ces crimes pour dresser le tableau d’une région, la Casamance, qui vit depuis le début du conflit, il y a 37 ans, dans un état d’exception permanent.
Le 6 janvier 2018, quatorze coupeurs de bois sont assassinés dans la forêt classée de Bayotte Est, à une dizaine de kilomètres au sud de Ziguinchor, non loin de la frontière bissau-guinéenne. La zone fait partie de ces régions de la Casamance qui échappent toujours au contrôle de l’Etat sénégalais. Ici, l’autorité étatique n’est représentée que par un cantonnement de l’armée. Situé près du village de Toubacouta, il n’est qu’à quelques kilomètres de l’endroit où s’est déroulé le massacre.
Sous le couvert de la forêt, ou de ce qu’il en reste, les rebelles du MFDC, le mouvement indépendantiste casamançais, se déplacent en toute liberté. Plus précisément, ce sont les hommes de César Atoute Badiate qui opèrent dans ce secteur, car la rébellion est depuis plusieurs années divisée en factions rivales.
 
César Atoute Badiate et ses hommes
Quelques heures après la tuerie, trois rescapés arrivent dans le village de Bourofaye Baïnouck et racontent l’horreur. Ils disent être entrés vers 7 heures du matin dans la forêt pour couper du bois. Sur place, des hommes armés les attendent. Certains ont le visage masqué ; d’autres sont identifiables. Ils les ont rassemblés dans une clairière au milieu de la forêt, leur ont demandé pour qui ils travaillaient et les ont gardé plusieurs heures. Ce n’est que vers 12 heures qu’ils décident de les tuer, les uns par balle, les autres à l’arme blanche. Du cantonnement de l’armée, on pouvait entendre les coups de feu, mais les militaires au nombre d’une vingtaine, n’ont pas bougé avant de recevoir du renfort.
Le lendemain, l’armée procède à des bombardements dans la zone, mêlant ses propres munitions aux douilles laissées par les tueurs, ce qui polluera le lieu du crime et compliquera l’enquête. Trois jours plus tard, soit le 9 janvier, la section de Recherches de la gendarmerie, dirigée par le lieutenant-colonel Issa Diack, hérite du dossier. En moins d’une semaine, il fait arrêter 22 personnes. La plupart sont des habitants des villages de Toubacouta et de Bourofaye, à la lisière de la forêt. Ils appartiennent à un comité inter-villageois de défense de la forêt qui s’est organisé pour empêcher la coupe illicite de bois.
Les enquêteurs arrêtent également le journaliste René Capain Bassène, en le présentant comme « l’intellectuel du MFDC», ainsi qu’un chargé de mission du mouvement indépendantiste, un certain Oumar Ampoï Bodian, qui quelques jours auparavant, avait émis un communiqué condamnant, au nom de la rébellion, ce massacre.
Comme à leur habitude, les gendarmes n’y vont pas de main morte avec les suspects. Lors de l’opération dans le village de Toubacouta, ils défoncent les portes des membres du comité villageois et s’emparent de plusieurs d’entre eux. Selon des témoignages, Jean-Christophe Diatta, qui fait partie du groupe, est battu devant sa femme et ses enfants. Il est accusé d’être un rebelle et d’avoir dirigé personnellement la tuerie.
Le journaliste René Capain Bassène est arrêté chez lui. Les gendarmes confisquent son ordinateur et l’embarquent au poste de Néma à Ziguinchor. Pendant son interrogatoire, il ne bénéficie pas de l’assistance d’un avocat. Il passe 3 jours menotté nu dans une cellule. Par précaution, le frère et des membres de la famille du journaliste campent devant la gendarmerie. Un soir, ils voient un corps sortir de la caserne. C’est celui de Bourama Toumboul Sané, chef du comité inter-villageois de gestion de la forêt de Bayotte. Il aurait été pris d’un «malaise», selon la version officielle.
Les victimes de ce massacre, quant à elles, sont pour la plupart des bûcherons qui venaient couper du bois de teck, pour le ramener ensuite à Ziguinchor, où se trouvent plusieurs scieries. Ce bois précieux fait l’objet d’un trafic national et international. D’origine étrangère, de Guinée Conakry ou de Guinée Bissau, ils vivaient dans le quartier de Néma 2, dans la banlieue déshéritée de Ziguinchor. Sous-traitants pauvres de trafiquants sans scrupules, ils travaillaient pour nourrir leur famille. Ils ont finalement payé de leur vie cette activité illicite qui en enrichissait d’autres, plus haut placés. La quinzième victime, un certain Daouda Manga, n’était qu’un simple ramasseur de bois de chauffe, dont le corps a été retrouvé cinq jours plus tard. Il n’est pas exclu qu’il soit mort dans les opérations de l’armée, puisque les militaires avaient dès le dimanche procédé au pilonnage à vue de la forêt sans se soucier de la présence possible d’autres personnes.
Les témoignages des rescapés, plus des éléments recueillis par la suite, permettent de reconstituer le parcours des quinze victimes. Partis tôt le matin avec leurs charrettes et leurs tronçonneuses, les bûcherons ont pris la nationale 4 en direction de la Guinée Bissau. Mais au lieu de rentrer directement dans la forêt des Bayotte par Toubacouta qui est le chemin le plus court, ils ont continué sur la nationale après le village de Bourofaye Diola et Bourofaye Baïnouck, pour bifurquer ensuite, sur la droite, en direction de la forêt de Bayotte Est, à plus de 11 kilomètres en profondeur. Ils voulaient ainsi éviter le barrage militaire qui se trouve au niveau de Toubacouta. Depuis quelques temps, les militaires ne laissaient plus passer les charrettes de bûcherons et le comité villageois de Toubacouta avait, lui aussi, totalement interdit la coupe de bois. Le fait qu’ils aient cherché à éviter le check point de l’armée, qui n’ouvre qu’à partir de 10 heures du matin, laisse supposer qu’ils n’avaient pas de permis en poche. Et à en croire des témoignages recueillis sur place, aucun autre papier n’a été trouvé par devers les cadavres. Daouda Manga, qui n’était venu ramasser que du bois mort, est passé par le poste militaire, car il n’était pas dans l’illégalité.
Voilà pour les faits qui entourent le massacre du 6 janvier 2018. Mais, un retour en arrière s’avère nécessaire pour mieux comprendre les dessous de cette sombre affaire. Les informations qui vont suivre proviennent de plusieurs sources concordantes. Elles sont également tirées d’un article du Pays, écrit avant la tuerie, que l’on peut considérer comme une des pièces de ce dossier, car il se termine par une mise en garde étrangement prémonitoire. Comme si son auteur savait ce qui allait se passer.
La région de Boffa Bayotte fait partie de ces zones meurtries par des années de conflit. Avec l’accalmie, certaines populations qui avaient fui en Guinée Bissau sont revenue s’installer dans leurs villages. Mais sans ressources et sans perspectives, elles se sont mises à exploiter la forêt, se livrant à la coupe du bois de teck avec la complicité des autorités étatiques. En quelques années, elles ont transformé ce massif forestier, jadis touffu et impénétrable, en un damier végétal.

 

2019-12-26 18_23_19-Greenshot

La forêt de Boffa au sud de Toubacouta

La rébellion aussi participe à ce trafic, sciant par la même occasion la branche sur laquelle elle est assise, car le couvert forestier sert de bouclier aux combattants du MFDC. En toute logique militaire, ils auraient dû la protéger. Mais des coupeurs de bois racontent que les rebelles eux-mêmes leur vendaient des bois précieux à 8000 francs CFA le chargement. En fait, la rébellion, fractionnée, n’a plus les moyens de contrôler tous ses hommes. Il y a même des scissions au sein de certaines factions armées. Comme l’explique le chercheur anthropologue Abdou Ndukur Ndao, « certains combattants sont porteurs d’enjeux qui n’ont plus rien à voir avec l’indépendance et qui luttent plus pour leur survie ».
La déforestation n’a fait qu’empirer, avec l’arrivée d’exploitants forestiers dotés de puissantes tronçonneuses, qui évacuaient en plein jour d’énormes quantités de bois précieux, sans jamais être inquiétés par les autorités. Peu à peu, la Casamance, autrefois réputée pour ses gigantesques forêts et sa végétation luxuriante, a vu des parties importantes de son territoire se transformer en savane. A ce jour, elle a perdu 10 000 hectares de forêt sur 30 000 à l’origine, soit un tiers de sa superficie en raison de l’abattage illégal. Cela a entraîné des changements climatiques notables. La saison des pluies est devenue beaucoup plus courte, et les agriculteurs ont de plus en plus de mal à cultiver le riz par inondation, comme ils l’ont toujours fait. Avec la déforestation, c’est tout un mode de vie, toute une culture qui disparaît.
Grâce à des campagnes de sensibilisations, les populations casamançaises ont pris conscience qu’en détruisant la forêt, elles hypothéquaient leur avenir et celui de leurs enfants. Elles ont non seulement décidé d’arrêter la coupe illégale, mais avec l’aide d’ONG comme Caritas et les encouragements de l’ancien ministre de l’environnement Ali Haïdar, elles se sont auto-organisées pour mettre un terme à ce trafic. Dans les villages qui bordent la forêt de Boffa Bayotte, elles ont formé des comités de vigilance, coordonnés par un comité inter-villageois. L’existence de ce genre de comités d’auto-défense est aujourd’hui critiquée par ceux qui considèrent qu’ils répondent aux défaillances d’un Etat qui ne joue pas son rôle en matière de protection de l’environnement. Mais à l’époque, tout le monde se félicitait de voir des populations qui prennent leur destin en main, et les autorités avaient appuyé ce genre d’initiative. Le nouveau commandant de la zone 5, le colonel Faye, leur aurait même fournit du matériel pour être plus efficaces, comme des lampes torches, des recharges de téléphone et des bottes pour éviter les piqures de serpents.
Le 26 octobre 2017, soit un peu plus de deux mois avant la tuerie, l’un de ces comités intercepte à hauteur du village de Bourofaye Diola le bûcheron Malick Diarra, accompagné de quelques employés, qui rentre de la forêt avec son chargement de bois. Petit homme d’affaire malien, Malick Diarra est un personnage clé dans cette affaire. Après avoir débuté comme charretier, il a gravi les échelons jusqu’à se tailler une place de patron dans le business du bois. Le « Boss » comme on l’appelle, s’était déjà fait repérer par les rebelles du MFDC, qui lui avaient fait savoir qu’il était indésirable dans la forêt. Plusieurs fois, il s’était fait bastonner et renvoyer dans le plus simple appareil. Mais c’était plus fort que lui, il revenait, raconte-t-on à Ziguinchor (1)
Selon divers témoignages recueillis dans les villages alentours, les coupeurs de bois devaient s’acquitter d’une taxe de 1000 francs CFA par charrette auprès des militaires. D’autre part, ils devaient payer une amende de 2500 francs CFA lorsqu’ils étaient surpris par des membres du comité inter-villageois. Les bûcherons doivent également acheter une patente au service des Eaux et Forêts et lorsqu’ils opèrent dans une zone contrôlée par le MFDC, il leur faut aussi acheter leur licence auprès des rebelles. Au total, ils sont ponctionnés de toutes parts, et des petits trafiquants comme Malick Diarra essaient par tous les moyens de passer entre les mailles du filet.
Les versions divergent sur ce qui s’est passé au moment l’interception de Malick Diarra par les gardiens de la forêt. Selon certains témoignages, il aurait refusé de payer l’amende au comité villageois. Selon d’autres, les gardiens auraient voulu lui confisquer son chargement. Ce qui est sûr, c’est qu’une bagarre a éclaté au cours de laquelle le malien a été légèrement blessé. Tout le monde a été conduit au poste militaire de Toubacouta puis embarqué à Ziguinchor.
Malick Diarra, racontait à qui voulait l’entendre qu’il avait des appuis hauts placés, et les jeunes du comité inter-villageois pourront s’en rendre compte quelques jours plus tard à leur dépens. Aussitôt libéré sous prétexte qu’il doit se faire soigner, l’ambitieux bûcheron ressort de chez le médecin avec un certificat médical et porte plainte devant le procureur de Ziguinchor. Quelques jours plus tard, les quatre jeunes impliqués dans l’incident reçoivent une convocation. Loin de s’imaginer qu’ils allaient être emprisonnés, ils se rendent tranquillement à la gendarmerie, où ils sont immédiatement arrêtés. Ils passeront plus d’un mois en prison, à ruminer l’injustice dont ils sont victimes et la double morale d’une administration qui punit les défenseurs de la forêt tout en protégeant ceux qui la détruisent.
Pendant que les jeunes de Toubacouta purgent leur peine, un article incendiaire parait dans le journal Le Pays. Son titre est accusateur : « Les autorités judiciaires, l’armée, la gendarmerie et le service des Eaux et Forêts au cœur d’un vaste système d’exploitation commercial du bois de teck dans la forêt classée du Bayotte ». Revenant sur les activités de Malick Diarra et l’injuste arrestation des jeunes gardiens de la forêt, il fait état d’un «vaste réseau mafieux constitué de hauts gradés de la gendarmerie laissé par le général Abdoulaye Fall, de hauts représentants de la justice, incarné par l’actuel procureur de la République du Sénégal à Ziguinchor, et de l’actuel commandant des Eaux et Forêts monsieur Goudiaby un fils de la Casamance de surcroit, et du gouverneur de Ziguinchor».
L’auteur fait ici référence au système de pillage de la Casamance, mis en place par le Général Abdoulaye Fall sous la présidence d’Abdoulaye Wade, que le Colonel Ndaw a dénoncé dans son livre « Pour l’honneur de la gendarmerie ». A l’époque où il était Commandant de légion, raconte cet officier, Abdoulaye Fall accumulait des cargaisons de bois précieux dans toutes les gendarmeries de la région, qu’il écoulait entre autre vers une menuiserie tenue par sa femme à Dakar. Le général Fall passait en outre des arrangements avec des groupes rebelles, qu’il arrosait de liasses de billets. Ce système d’enrichissement illicite se serait maintenu jusqu’en 2017, dénonce l’article cité plus haut, et le nouveau commandant de zone militaire, déterminé à lutter contre le trafic de bois, se serait heurté à cette mafia. Le chercheur Abdou Ndukur Ndao confirme l’existence d’un tel réseau au sein de la gendarmerie : « il est parfaitement identifié par la hiérarchie ; tout le monde sait ce qui se passe mais personne ne fait rien », explique-t-il.
Signe que quelque-chose se préparait dans la forêt de Boffa Bayotte, l’article du Pays se termine par cette mise en garde : « Les forces vives de la Casamance réagiront : Il est temps que les casamançais s’érigent pour préserver leurs forêts et cela se fera bientôt. La réaction ne va tarder. Une affaire à suivre ». Certains ont attribué la paternité de cet article au journaliste Renée Capain Bassène qui était très bien informé et cultivait des relations de confiance avec certains chefs rebelles, ce qui en faisait, aux yeux des autorités, un complice. Rien ne permet d’affirmer qu’il en soit l’auteur. Ce qui est sûr, c’est que la situation était explosive dans les villages proches de la forêt, et qu’il était bien placé pour le savoir.
Au lendemain de la tuerie, le MFDC émet un communiqué dans lequel il « condamne fermement cet acte et présente ses condoléances aux familles éplorées ». Il invite également les autorités à orienter leur enquête vers les mêmes personnalités que celles qui sont désignées dans l’article du Pays publié quelques jours plus tôt. Au lieu de mettre en cause le MFDC, le communiqué invite plutôt les enquêteurs à regarder du côté de cette mafia du bois, et lie le massacre à un règlement de compte entre bandes de trafiquants rivales.
Evidemment, les autorités mises en cause dans ce communiqué ne sont pas inquiétées. A la place, ce sont donc des membres des comités de défense de la forêt qui sont arrêtés, pour la plupart du village de Toubacouta, des habitants du village de Bourofaye, ainsi que le journaliste René Capain Bassène et Oumar Ampoï Bodian du MFDC. Pour bon nombre des personnes interpelées, le dossier d’accusation reste très fragile. D’après les informations que nous avons pu obtenir, il repose essentiellement sur les déclarations de deux habitants de Bourofaye. Dans une enquête sur la tuerie de Boffa, le journal Le Pays (2) raconte que c’est le chef du village Maurice Badji et un de ses acolytes du nom de Nafoute Sané qui orientent dès le début l’enquête vers les jeunes de Toubacouta, et qui parlent d’une réunion, trois jours avant la tuerie, au cours de laquelle les jeunes des comités de défense auraient décidé de poser « un acte majeur » pour dissuader les bûcherons de revenir.
Certaines informations ont circulé après la tuerie, laissant entendre qu’il s’agirait de représailles après l’injuste arrestation des 4 jeunes gardiens de la forêt deux mois plus tôt. Selon les témoignages des survivants du massacre, les tueurs leur ont demandé s’ils étaient de ceux qui avaient eu des problèmes avec un comité villageois et ils ont répondu que non. Il est difficile d’envisager un tel massacre comme une réponse à la détention pendant un mois de 4 personnes. La réaction est disproportionnée. En revanche, l’hypothèse d’un règlement de compte entre mafias rivales, évoquée dans le communiqué du MFDC est plus plausible. « Il y a un combat pour le contrôle de cette ressource, mené par de gros caïds, un combat à mort », explique le chercheur Abdou Ndukur Kacc Ndao.
De nombreux témoignages le confirment, il y a parmi les habitants de Bourofaye, y compris au sein des comités villageois d’anciens combattants du MFDC démobilisés, qui ont gardé leurs armes. Ils ont participé un temps à des micro-projets économiques qui n’ont pas marché et se sont retrouvés abandonnés à leur sort, avec la possibilité à tout moment récupérer leurs armes.
Il existait par ailleurs une vieille hostilité entre les villages de Toubacouta et de Bourofaye et des divergences d’approche quant à la protection de la forêt. Dans une de ses enquêtes, le journaliste d’investigation Babacar Touré explique que les populations de Bourofaye voulaient continuer à exploiter la forêt, alors que les jeunes de Toubacouta s’y opposaient formellement (3). Il y a donc des comités villageois qui confisquent les chargements de bois précieux et les remettent aux militaires du poste de Toubacouta. Il y a ceux qui se contentent de prélever une taxe de 2500 francs CFA. Et puis il y a une autre catégorie d’individus, qui voient toujours la forêt comme un magot à exploiter et qui sont prêts à tout pour éliminer la concurrence. Si en plus, certains sont d’anciens combattants aguerris et que des armes continuent de circuler dans le secteur, la situation est explosive.
L’hostilité entre les deux villages remontrait à une autre tuerie jamais élucidée, celle de 2011 dans la forêt de Diagnon. Selon les témoignages recueillis par Babacar Touré, « plusieurs jeunes de Toubacouta avaient alors trouvés la mort, tués, disait-on, par des rebelles dont de nombreux jeunes originaires de Bourofaye ». Ce contentieux jamais réglé pourrait avoir alimenté les dénonciations qui ont conduit à l’arrestation de certaines personnes plutôt que d’autres, dans le but de protéger les véritables coupables. Ainsi, comme dans l’incident avec le trafiquant Malick Diarra, ce ne serait pas forcément les bonnes personnes qui ont été arrêtées. Cinq d’entre elles sont originaires de Bourofaye, et toutes les autres de Toubacouta. Selon nos sources, aucune kalachnikov, arme habituellement utilisée par les rebelles, n’a été retrouvée chez les suspects interpelés. D’autre part, les jeunes arrêtés après l’altercation avec Malick Diarra n’ont été libérés que la veille du massacre. Il semble difficile qu’en une journée, ils aient eu le temps de s’organiser pour mener une telle opération.
Quant au MFDC, il est automatiquement désigné comme coupable et son chargé de liaison, Oumar Ampoï Bodian fait partie des personnes toujours en détention provisoire. Or, « s’il est possible que d’anciens combattants démobilisés impliqués dans le trafic de bois, ou des groupes qui n’obéissent plus à leur chef, aient commis une telle forfaiture, le MFDC n’a aucun intérêt à faire ça », reconnaît Abdou Ndukur Ndao. Selon lui, « la réalité des rapports militaires sur le terrain, y compris dans cette zone tampon où a eu lieu la tuerie, l’équipement militaire et la démobilisation des combattants, font que le MFDC n’a aucune raison de se mettre dans une telle histoire ». Selon toute vraisemblance, les enquêteurs ont voulu aller vite et ils ont subi une grosse pression de la hiérarchie pour aboutir à des résultats (4).
Autre coupable idéal, le journaliste René Capain Bassène, présenté comme le « cerveau » de la tuerie. Selon René Capain, c’est encore Maurice Badji, le chef du village de Bourofaye, par ailleurs un de ses oncles, qui a conduit les gendarmes à son domicile, et a déclaré que le journaliste a participé à cette fameuse réunion au cours de laquelle l’attaque aurait été planifiée, produisant même un procès-verbal, qui servira de base à son accusation. Les enquêteurs se saisissent de son ordinateur. Ils déclarent ensuite à la presse que sur sa messagerie auraient été trouvés des échanges compromettants avec Ousmane Tamba, leader en exil du MFDC et représentant politique de la faction armée de César Atoute Badiate, celle qui opère dans la région de Boffa-Bayotte.
 
René Capain Bassène
S’il est possible que René Capain Bassène ait dépassé les frontières du journalisme en raison de sa proximité avec les acteurs du conflit, il est difficile de l’imaginer en train de préparer dans l’ombre une telle action. Le journaliste était suivi de très près par les services de renseignements qui pouvaient savoir ce qu’il faisait matin et soir. « Il n’est pas naïf au point de faire comme s’il ne s’en doutait pas », reconnaît le chercheur Abdou Ndukur Ndao.
Même s’il ne cache pas ses sympathies pour la cause indépendantiste, son engagement militant n’en fait pas un va-t-en guerre. Au contraire, il se rêvait plutôt en « faiseur de paix », comme en témoigne le Docteur pape Chérif Bertrand Bassène dans une lettre ouverte au Président Macky Sall (5). René Capain a travaillé en tant que journaliste notamment pour la radio privée Dounia, mais il a été peu à peu écarté des medias locaux en raison de ses idées politiques, reconnaissent certains de ses collègues. « Des journalistes s’éloignaient de lui parce que les services de renseignement leurs disaient qu’il était surveillé», affirme l’un d’entre eux. Son travail d’investigation l’a amené à publier trois livres sur le conflit casamançais introuvables au Sénégal.
Ne trouvant plus de travail dans la presse sénégalaise, il a proposé ses services à l’ANRAC, l’Agence nationale pour la relance des activités économiques et sociales de la Casamance, où il a pu mettre à profit ses contacts au sein de la rébellion et contribuer au processus de paix. L’Agence a pour mission de faciliter la démobilisation, la réinsertion et la réintégration des anciens combattants et de leur famille. C’est peut-être dans ce cadre qu’il aurait pu avoir à faire avec d’anciens combattants démobilisés du secteur de Boffa Bayotte.
Etant bien introduit auprès de la faction armée de César Atoute Badiate, il en facilitait l’accès à tous ceux qui voulaient jouer un rôle dans l’organisation de pourparlers, et se voulait incontournable dans les échanges avec la rébellion. « C’est notamment grâce à lui que l’ambassade des Etats-Unis a pu approcher César », assure un chercheur qui le connaît bien. René Capain Bassène pratiquait donc une forme d’observation participante, propre à certains ethnologues et journalistes d’investigation, se rapprochant de certains groupes du MFDC pour gagner leur confiance, et c’est sans doute ce qui l’a conduit à sa perte.
Son frère, Alfred Bassene, qui lui rend régulièrement visite à la prison de Ziguinchor, conteste toutes les accusations portées contre lui. Tout d’abord, au moment des faits, il n’était pas sur place et il peut le prouver. Il jouait au football avec des habitants de son quartier. D’autre part, René Capain Bassène nie avoir assisté à la prétendue réunion de Bourofaye avec les gardiens de la forêt. Selon son frère, « le PV qui a été fourni correspond à une date où il était à son bureau à l’ANRAC ; son nom a été rajouté comme celui d’autres personnes supposées s’y trouver et arrêtées par la suite ». D’ailleurs pour Alfred Bassène, cette réunion est une pure invention.
Concernant les échanges par e-mail avec Ousmane Tamba, leader en exil du MFDC et représentant politique de la faction d’Atoute Badiate, René Capain ne nie pas qu’ils aient existé, puisqu’en tant que journaliste, il le contactait régulièrement, mais il en conteste la teneur. Le journaliste savait que quelque chose se tramait dans le secteur de Boffa Bayotte. Selon lui, il aurait demandé à Ousmane Tamba s’il savait qu’une action forte se préparait, et le leader en exil lui aurait répondu qu’il n’était pas au courant. Après la tuerie, il y aurait eu de nouveaux échanges. « René ne s’attendait pas à ce que l’action aille aussi loin et il a déploré qu’il y ait mort d’homme », raconte son frère Alfred. Nous avons contacté nous aussi par e-mail Ousmane Tamba pour en savoir plus sur ces échanges, mais le dirigeant du MFDC refuse de s’exprimer sur « une affaire en cours de justice ». René Capain a également fait un rapport à l’ANRAC dans lequel il fait état des tensions qui régnaient et des risques de violences dans le secteur de Boffa-Bayotte, rapport qui pour l’instant n’a pas été retrouvé.
Pour les proches de René Capain Bassène, les accusations sont le résultat d’une machination montée par l’oncle Maurice Badji, le chef du village de Bourofaye, en lien avec le GRPC, le Groupe de réflexion sur la paix en Casamance, dirigé par l’ancien Ministre Robert Sagna. A l’origine, il y aurait une sombre histoire de famille, un litige foncier opposant le grand-père de René, et son frère, qui était le père de Maurice Badji. Pour récupérer les terres dont avait hérité le grand-père de René, son frère aurait fait courir le bruit qu’il était sorcier et trahit un secret du bois sacré. Or, cette institution, liée à la religion animiste, qui veille également sur le foncier, aurait réglé cette affaire en exécutant le père de Maurice. René Capain avait pourtant gardé de bonnes relations avec son oncle. Il l’avait choisi comme témoin de mariage et l’aidait régulièrement.
Plus que le conflit familial, ce serait plutôt des considérations politiques qui expliqueraient l’attitude de l’oncle Badji. Le chef de village de Bourofaye était en lien avec Robert Sagna, bien que dans une interview, l’intéressé se défende de le connaître (6). Or, René Capain ne cessait de dénoncer les actions et l’inaction du GRPC, sensé conduire à des pourparlers de paix avec le mouvement rebelle. Le journaliste reprochait à Robert Sagna d’être mal entouré et d’avoir rompu le contact avec la plupart des factions rebelles, alors que lui prenait directement ses informations à la source et continuait de travailler pour la paix. Il accusait le GRPC de s’enrichir sur le sang des casamançais, essayant par tous les moyens de se faire photographier à côté de chefs rebelles, pour en toucher les dividendes. De leur côté, des proches du GRPC accusent René Capain Bassène et Oumar Ampoï Bodian, l’agent de liaison du MFDC, d’avoir monopolisé les canaux de liaison avec la faction de César Atoute Badiate et de leur avoir fermé l’accès à Cassolole, sa base de repli en Guinée Bissau. Un témoin proche de Oumar Ampoï Bodian, qui veut rester dans l’ombre, fait par ailleurs de graves accusations à l’égard du groupe de Robert Sagna. Il affirme « qu’il y a beaucoup d’anciens rebelles au sein du GRPC qui ont gardé leurs armes et qui sont capables d’accomplir une telle mission ». Reste à savoir pourquoi, s’ils ne sont pas eux-mêmes impliqués dans le trafic de bois.
René Capain a peut-être commis un péché d’orgueil en voulant se substituer aux négociateurs attitrés. Toujours est-il que le dossier d’accusation ne repose que sur les déclarations douteuses d’un personnage qui avait un lourd contentieux familial et politique avec lui. René Capain Bassène raconte qu’au cours de la confrontation devant les enquêteurs, son oncle a d’abord parlé d’une réunion le 3 janvier, puis le 22 décembre, pour ne plus se rappeler de la date. Il se serait finalement rétracté devant le juge et déclaré qu’il n’y avait jamais eu aucune réunion. La famille de Maurice Badji, quant à elle, nie que le chef du village de Bourofaye soit à l’origine de ces accusations.
Tout porte à croire que l’arrestation de René Capain Bassène visait surtout à faire taire une voix gênante pour tous ceux qui continuent de profiter du conflit casamançais. Quant à ses aveux d’appartenance au mouvement indépendantiste, ils lui ont été extorqués sous la torture psychologique. Sa femme raconte que lorsqu’elle a été interrogée dans les locaux de la gendarmerie, la séance était filmée et René Capain pouvait voir en direct ce qui se passait. Le couple venait d’avoir un quatrième enfant, et quand les gendarmes ont menacé sa femme d’emprisonnement, le journaliste a craqué. Nous avons contacté Mamadou Nkrumah Sané, leader en exil du MFDC, qui tient une comptabilité précise des membres du mouvement. Or, il dément formellement que René Capain en fasse partie.
Aujourd’hui, Odette Bassène vit dans la précarité. Une caisse de solidarité a été ouverte au sein de la diaspora pour lui permettre de payer la scolarité de ses enfants. Interpelée sur le cas de René Capain Bassène, l’ONG Reporters sans frontières considère que celui-ci « ayant été arrêté en raison de son implication au sein du MFDC, elle ne peut pas agir en sa faveur », ce qui est étonnant de la part d’une association sensée protéger les journalistes. Dans de nombreux pays, il est courant que des reporters soient accusés de terrorisme ou d’appartenir à une puissance ennemie, alors que c’est à leurs écrits qu’on en veut.
Deux ans après les faits, 25 personnes sont toujours derrière les barreaux sans jugement. 16 d’entre elles, qui étaient détenues à Dakar ont été transférées récemment à Ziguinchor. Les prévenus ont été auditionnés une seule fois par un juge d’instruction sauf René Capain Bassène qui lui n’a vu aucun magistrat au cours de ces deux années d’internement. Le juge qui instruisait le dossier a été changé. On peut s’attendre dorénavant à ce que l’instruction démarre vraiment, ou bien assister à une remise en liberté collective, comme l’envisage Babacar Touré (7). Il est clair que beaucoup de personnes actuellement sous les verrous ne sont que des présumés planificateurs dont la culpabilité n’a jamais été établie par des preuves irréfutables, alors que des auteurs matériels, des tueurs, courent toujours.
Parmi les personnes impliquées dans le trafic de bois, le malien Malick Diarra a été arrêté 4 mois suite à un contrôle des Eaux et Forêts puis relâché. Les autorités désignées dans le communiqué du MFDC du 7 janvier 2018 ont quant à elles toutes été mutées. Après la tuerie, le Président Macky Sall avait suspendu toutes les autorisations de coupe de bois. Cela n’a pas empêché le trafic de repartir de plus belle vers la Chine en passant par la Gambie. Le port de Banjul reste la principale plaque tournante de ce commerce illicite, et la chute du Président Yahya Jammeh, accusé de s’être enrichi sur le pillage de la forêt casamançaise, n’a rien changé à la donne.
(1) Malick Diarra, l’homme visé par la tuerie de Boffa Bayotte est sous les verrous, Kewoulo, Babacar Touré, 23 avril 2018
(2) Echos de Toubacouta (2) : Un complot au cœur de la tuerie de Boffa-Bayotte, Abdou Rahmane Diallo , Le Pays, 1er juin 2019
(3) Malick Diarra, l’homme visé par la tuerie de Boffa Bayotte est sous les verrous, Kewoulo, Babacar Touré, 23 avril 2018
(4) pour plus de détails sur les témoignages au cour de l’enquête, lire Kewoulo : Boffa Bayotte : Intrigues, manipulations, règlements de compte, plongez au cœur de l’enquête qui tient la république en haleine, Babacar Touré, 6 janvier 2020 https://kewoulo.info/boffa-bayotte-intrigues-manipulations-delations-reglements-de-comptes-plongez-au-coeur-dune-enquete-qui-tient-la-republique-en-haleine/
(5) Lettre au président Macky Sall. Pour la liberté de Capain Bassène. Le Quotidien, 25 janvier 2019
(6) voir l’interview de Robert Sagna du 5 ajnvier 2020 sur Kewoulo TV : https://www.youtube.com/watch?v=5fiGF3yl1rA&t=148s
(7) Les 16 suspects du massacre de la forêt de Boffa Baillottes ramenés à Ziguinchor, Babacar Touré, Kewoulo, 25 décembre 2019

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

« Back home