(Article LEMONDE.FR) « Héros, traîtres, victimes » : au Sénégal, le rôle des tirailleurs fait polémique

Après avoir qualifié les tirailleurs africains de « traîtres », un ministre sénégalais a été limogé
par le président, Bassirou Diomaye Faye, mardi 31 décembre 2024. L’incident dénote des
perceptions ambivalentes, dans les anciennes colonies françaises, de ces soldats qui
combattaient pour la puissance colonisatrice.
Par Jules Crétois (Dakar, correspondance). Article modifié le 04 janvier 2025

Une phrase a valu au ministre sénégalais chargé de l’administration et de l’équipement à la
présidence d’être limogé, le 31 décembre 2024. « Les tirailleurs sont des traîtres. Ils se sont battus contre leurs frères », avait déclaré Cheikh Oumar Diagne, sur la chaîne de télévision locale Fafa TV, le 21 décembre. Cette sortie a immédiatement provoqué une vive polémique dans le pays, y compris parmi les soutiens du président, Bassirou Diomaye Faye, qui se sont publiquement déchirés pour la première fois depuis leur arrivée au pouvoir en mars 2024.

Ces débats surviennent alors que le nouveau chef de l’Etat sénégalais, souverainiste et panafricaniste,
contraint la France à revoir sa collaboration avec son ancienne colonie. Bassirou Diomaye Faye a exigé
en novembre 2024 le départ des soldats français stationnés au Sénégal – une base y demeure depuis
l’indépendance.

Dakar, le 1er décembre 1944, lors duquel l’armée française a tué plusieurs dizaines – voire centaines,
selon des historiens – de soldats africains qui réclamaient le paiement de leur solde. Un drame que la
France n’a qualifié de « massacre » qu’en novembre 2024.

« Si la France reconnaît ce massacre, elle le fait aussi pour elle-même car elle n’accepte pas qu’une telle
injustice entache son histoire »
, a déclaré le ministre des afaires étrangères, Jean-Noël Barrot, le
1er décembre, lors des célébrations du 80e anniversaire de ce crime, estimant que l’épisode est une
« plaie béante dans notre histoire commune ».


Notion de « frères » en partie anachronique


Souvent qualifiés de héros, les soldats africains qui combattaient pour la puissance colonisatrice ont
également été mal perçus par le passé, rappelle Martin Mourre, historien français spécialiste des
tirailleurs : « Après les indépendances, ils ont pu être considérés de manière négative. »

La mémoire des tirailleurs difère dans d’autres contrées. Au Maroc, on se souvient du massacre
d’avril 1947 au cours duquel ces militaires ont tué des dizaines de civils. A Madagascar, on sait que, la
même année, en pleine insurrection, l’armée française se repose aussi sur eux pour mener à bien la
répression qui a fait quelque 100 000 morts. Les tirailleurs africains ont aussi été envoyés dans
d’autres colonies, comme le Vietnam, l’Algérie et le Cameroun. Lors d’une rencontre avec Le Monde,
un ancien tirailleur, N’Dongo Dieng, faisait part du trouble qui l’avait envahi lors de son déploiement
en Algérie, chez d’autres musulmans, « comme nous », confiait-il.

Cheikh Oumar Diagne met le doigt sur le rôle des tirailleurs dans la violence coloniale, alors que la
France avait décidé que l’expansion impériale devait être menée par des troupes puisées dans son
empire. Mais la notion de « frères » africains mobilisée par M. Diagne est en partie anachronique, note
M. Mourre. Lorsqu’ils se lancent dans la conquête coloniale à la fin du XIXe siècle, les tirailleurs ne
peuvent pas connaître un discours panafricain qui n’a pas encore vu le jour. De la même manière, le
mot « traître » semble faire l’impasse sur les modes de recrutement des tirailleurs, rappelle l’historien
Pape Chérif Bertrand Bassène, spécialiste de l’histoire coloniale. Certains étaient des esclaves
« rachetés » par la France.

« Héros, traîtres, victimes, il est de toute manière restrictif de résumer ainsi ce que furent les tirailleurs »,
expose M. Bassène. Ce dernier souligne aussi que la complexité de la perception des tirailleurs
explique qu’il aura fallu du temps avant de voir commémorer le massacre de Thiaroye au Sénégal, à
propos duquel l’Etat est longtemps resté discret.


Chantier mémoriel

Le nouveau gouvernement sénégalais a annoncé son intention d’ouvrir un grand chantier mémoriel.
Concernant « Thiaroye », une commission a été instituée, chargée de penser la manière de l’inscrire
dans le roman national. Le 12 décembre 2024, quelques jours après les commémorations pour les
tirailleurs morts dans le massacre, le président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, a assisté à Thiès à
l’érection d’une statue de Lat Dior, un combattant anticolonial du XIXe siècle. « Lat Dior est une figure
centrale de notre panthéon national »
, a-t-il déclaré. Dans la foulée, le président a indiqué vouloir
procéder à des changements dans les odonymes afin de mieux célébrer les héros nationaux et revoir
les manuels scolaires.

« Un tel chantier mémoriel ne peut pas se faire sans débats et oppositions », remarque M. Bassène.
Selon lui, l’écriture d’un roman national est une entreprise longue, parfois empreinte de paradoxes.
« Les Sénégalais veulent voir disparaître les mentions à Louis Faidherbe, administrateur colonial du
Sénégal, dont le grand pont de Saint-Louis porte encore le nom. Mais Faidherbe s’est bien appuyé sur des
tirailleurs… »
Quant aux grands héros nationaux, il rappelle : « Ce sont des figures complexes. Prenez le
marabout et chef guerrier Fodé Kaba. Pour beaucoup, c’est un grand résistant, mais dans bien des
villages de la Casamance, c’est un homme autoritaire arrivé là par la conquête… »

Bassirou Diomaye Faye, dont l’un des conseillers, le militant panafricain Dialo Diop, est chargé des
questions de mémoire, a appelé à la création d’un conseil national de la mémoire. Pour M. Bassène, ce
dernier doit se reposer sur les historiens et les universités. Lui-même a étudié de près un cas d’école
où mémoire et histoire ont eu maille à partir.

En 1996, un article du Monde avait répercuté les points de vue d’historiens selon lesquels la célèbre
maison aux esclaves de l’île de Gorée n’avait pas été un lieu majeur de la traite transatlantique. Le
tollé fut énorme et la discussion qui s’ensuivit âpre. Aujourd’hui, les historiens savent que Gorée n’a
pas été le centre unique ni même principal de l’esclavagisme moderne. Mais aucun ne remet en
question l’usage de l’île comme lieu mémoriel indispensable.

Jules Crétois (Dakar, correspondance)

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